Appel à textes.2, la sélection et une première nouvelle :
Les voilà ! Vous les attendiez, ils sont là. Voici les résultats de notre appel à textes: « Jouer avec la narration» !
Des contraintes inspirées et inspirantes
Malgré un peu de retard, nous avons fini notre sélection parmi les nouvelles que vous nous avez envoyées pour notre Appel à textes.2. Nous avons été heureux, surpris et admiratifs devant l’éventail d’expérimentations qui nous ont été soumises. Narrateurs non fiables, non humains, plusieurs narrateurs, glissement de points de vue, jeux de méta-littérature…Vous avez été inspirés et vous avez su partager votre inspiration. Donc, merci à tous !
Une petite tristesse cependant, nous avons reçu plusieurs textes qui nous ont plu mais qui ne correspondaient pas aux contraintes énoncées. C’est tellement dommage ! Cela peut paraître basique mais n’oubliez pas de bien lire les consignes si vous voulez être sélectionnés.
Les textes sélectionnés
Comme vous pouvez l’imaginez, le choix a été difficile, d’autant que nous voulions tenir compte autant de la qualité des textes que de la diversité et l’inventivité des contraintes. En fin de compte, il n’en reste plus que trois, dont voici les titres :
- La fenêtre, par Alexandra Estiot.
- Dommage, par MLdlG.
- Seul mais pas trop. par Mickaël Auffray.
N’hésitez pas à donner votre avis en commentaire. Nous savons tous comme quelques observations bien menées peuvent nous aider à nous améliorer !
Je vous laisse donc découvrir le premier texte retenu : La fenêtre par Alexandra Estiot.
CONTRAINTES :
Plusieurs visions d’un même événement (narration alternée) et choc de lecture.
LA FENÊTRE
Elle est debout à un mètre de la fenêtre ouverte. Cette fenêtre qu’elle s’obstine à ouvrir alors que je me tue à lui dire de ne pas le faire. L’humidité envahit l’appartement et c’est dangereux pour les enfants. Elle répond qu’elle ne quitte jamais la pièce sans fermer cette fenêtre et qu’elle a besoin de faire entrer l’air, même s’il est chaud, même s’il est lourd.
Elle ne m’a pas entendu entrer. Elle m’a dit que, la journée, le bruit des travaux est épouvantable et elle a raison, il est épouvantable. Ils doivent détruire au marteau-piqueur l’appartement du sixième. Le sol vibre.
A cette heure, les enfants doivent dormir. Je ne les entends pas, mais avec ce vacarme…
J’étouffe ici. Ce climat est horrible. Il faut rester confiné. Quand ce n’est pas les trombes d’eau, c’est la chaleur. On ne peut pas ouvrir les fenêtres. On ne peut pas sortir. Sortir ce n’est pas dehors, ce n’est que de l’appartement. Prendre un taxi pour rejoindre un centre commercial ou descendre à la salle de jeux du sous-sol. La salle de jeux est très bien. Les enfants l’adorent. On grimpe et on se laisse tomber sur des tapis moelleux. Il y a des copains, des puzzles géants ; des licornes à bascule. Il y a même un accrobranche. Je déteste cet endroit. J’y accompagne les enfants deux fois par jour. Je m’assieds dans un coin et tente de lire pendant qu’ils jouent. Je suis souvent la seule maman. Ce sont les bonnes qui descendent les enfants ici, pas les mères. Il n’y a que moi. Moi, l’expat sans bonne qui transgresse la règle non-écrite qui veut qu’on n’ouvre pas les fenêtres. Comment peut-on vivre sans ouvrir les fenêtres ? Comment peut-on vivre comme ça ? Moi je ne peux pas. J’ouvre la fenêtre. Elle est ouverte mais je ne m’approche pas. Le vertige…
Elle oscille. C’est presqu’imperceptible mais je la vois osciller, comme si elle berçait un bébé qui vient de s’endormir. Je regarde au-delà d’elle pour deviner ce qui la captive. Un cargo sur la mer, un avion dans le ciel, semblables à ceux qui nous ont déposés ici, nous et nos meubles. C’était il y a un an. C’est notre anniversaire aujourd’hui. Un an à Hong Kong. Notre anniversaire de Hong Kong comme disent les enfants. C’est pour ça que je suis rentré tôt, pour fêter notre anniversaire de Hong Kong. Une surprise. Je n’ai rien dit ce matin pour que les enfants ne soient pas déçus si jamais je ne pouvais finalement pas me libérer. Elle doit penser à notre arrivée ici elle aussi. Un an. Ça passe vite.
Elle oscille et soudain avance d’un pas ; avance son bras, avance sa main vers le chambranle. Elle s’appuie. Elle m’a toujours dit ne pas avoir le vertige…
Je n’ai pas le vertige. Sauf ici. Cet immeuble est construit au sommet d’une falaise, la prolonge. Le précipice aux pieds de l’immeuble. De notre huitième, si on regarde en bas, on croit être au quarantième, cinquantième, je ne sais pas. Haut en tout cas. Mais ce n’est pas ça qui me donne le vertige. C’est la mer. On ne voit que la mer d’ici, la mer et le ciel. L’humidité est si lourde qu’elle trouble l’horizon qui disparaît. Il n’y a pas d’horizon, pas de ligne de partage entre la mer et le ciel. Seulement une masse grisâtre. Dehors, il n’y a rien, rien que le gris. C’est ça qui me donne le vertige. Un avion et un bateau marquent le ciel de la mer. Je peux oublier qu’il n’y a que le gris. Je sais qu’il sera à nouveau tout, ce gris, mais pas maintenant. Maintenant, il y a la mer et le ciel. Un bateau et un avion qui, bientôt, repartiront sans moi. Ils me laisseront au gris, dans le gris. Je voudrais tellement partir. Je veux toucher ce bateau, cet avion. Je tends la main. Rien. Je suis toujours là. Je m’appuie à la fenêtre.
Elle est peut-être fatiguée. Ce matin elle m’a dit s’être levée trois fois pendant la nuit. Deux cauchemars. Un chacun et ses nausées. Elle n’en avait pas eu pour les garçons. Ma mère y voit une fille qui s’annonce. J’imagine une fillette, toute pareille à elle. Elle était tellement mignonne, petite.
Elle doit être fatiguée. Elle devrait ralentir, se reposer, laisser les enfants de temps en temps. Elle ne veut pas de bonne mais elle pourrait trouver une baby-sitter. Et plutôt que de se tenir devant cette fenêtre ouverte elle devrait profiter de la sieste des garçons pour dormir.
Dormir. Il n’y a plus que ça. Dormir. Quand je dors, je rêve et le gris disparaît. Chaque matin je me lève plus lourdement. Mes rêves me retiennent. J’y laisse mon énergie. Je me lève et je suis lourde, trop lourde pour accélérer le temps et atteindre le soir, rejoindre mes rêves. Je suis lourde, l’air est lourd. Le gris a aspiré la légèreté. Je suis lourde.
Elle s’approche de la fenêtre et j’ai envie de crier son nom. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas pourquoi je ne le fais pas. Peut-être pour ne pas l’effrayer. Je m’approche lentement, sans bruit. Le bruit que couvrirait le marteau-piqueur. Mon regard est attiré par un immense oiseau qui passe haut dans le ciel.
Je ne peux pas vivre comme ça.
On devrait accoster d’ici quelques minutes. Je vais devoir redescendre du pont supérieur. Et ranger mes jumelles. Ça fait un quart d’heure que je scrute ces immeubles à la recherche d’une fenêtre ouverte. Je vais finir par croire ce que les autres me disent : que je suis le seul habitant de Hong Kong à ouvrir les fenêtres. Et là, il y en a une. Une fenêtre ouverte, une femme debout derrière elle. Je zoome, perds la fenêtre, la retrouve. La femme a disparu. Un homme se tient à sa place.
Alexandra ESTIOT