Pour clore notre année sur le roman et l’Histoire, je vous propose de nous intéresser à d’autres façons de raconter l’Histoire. Nous nous plongerons dans le journal intime, la biographie, le témoignage et l’essai. Le point commun des livres choisis est simple. Ils ont tous des qualités de style, d’économie d’écriture, de jeux avec le suspens qui les rendent agréables à lire, presque… comme des romans.
Lapérouse, Anne Pons, un exemple de biographie passionnante
La mode des biographies
Comment en choisir une seule parmi la multitude de celles qui existent ? D’autant qu’un grand nombre de ces biographies sont écrites par des romanciers, et cela sans parler de la nouvelle vague des “biographies” auxquelles les éditeurs préfèrent accrocher le nom de “roman” parce que, semble-t-il, cela se vend mieux…
Mon critère de sélection sera donc très personnel. J’ai choisi un livre que j’ai aimé et qui nous fera connaître la vie d’un grand homme de notre région : le fameux Jean-François de Galaup, compte de Lapérouse. Il s’agit, bien sûr, du célèbre marin envoyé par Louis XVI, qui fascina des générations autant par sa disparition mystérieuse que par ses fabuleux voyages.
Lapérouse, Anne Pons
Lapérouse, le texte d’Anne Pons, a deux qualités essentielles. Tout d’abord, il est très bien documenté. Les sources mêlent citations d’époque, témoignages des premières expéditions de secours, sans oublier les sources contemporaines, comme les comptes-rendus des dernières expéditions archéologiques sous-marines de 2008. De plus, toutes ces sources sont citées avec parcimonie et c’est sans aucun doute la deuxième qualité de ce texte, au style très sobre, qui sait mettre en lumière les connaissances, tout en restant facile à lire.
Il faut dire que le thème fascine aisément. Tout, dans l’histoire de Lapérouse, semble romanesque, intriguant, mystérieux. Il y a son mariage avec une jeune créole de la Réunion qui l’avait suivi en France contre le gré des familles respectives. Il y a aussi la vision humanitaire et scientifique de son voyage et les aventures militaires sur les différentes côtes du globe. Le lecteur ne peut qu’être impressionné par cette existence aussi aventureuse que réfléchie. De plus, le livre regorge d’anecdotes comme, par exemple, le fait que le futur Napoléon avait souhaité embarquer mais qu’il avait été écarté au profit d’un beau-frère de Lapérouse… Enfin, cette biographie est aussi l’occasion d’une plongée dans l’univers des Lumières. On y découvre leur soif d’apprendre, leur fascination pour l’inconnu, le respect et l’intérêt pour l’autre mais aussi les batailles d’idéaux et les coups de griffes entre philosophes et savants. En résumé, un livre passionnant, clair, qui vous fera regarder autrement les marins des Lumières.
Journal Hélène Berr, un de mes plus grands coups de cœur littéraires.
Parler d’un coup de cœur littéraire pour un journal intime peut paraître surprenant, cependant c’est une certitude qui animera tout lecteur de ce texte magnifique.
Un document historique
Comme le Journal d’Anne Franck, celui d’Hélène Berr transmet la mémoire d’une disparue de l’Holocauste en nous faisant découvrir une présence, une personne que le lecteur apprend à aimer et admirer. Mais toute comparaison ne saurait aller plus loin, de par l’expérience racontée, mais aussi du fait de l’âge et de la situation des deux rédactrices.
Hélène commence à écrire à 21 ans, en 1942. Son journal s’interrompt le 15 février 1944. Le 7 mars, elle et ses parents sont arrêtés, ils sont déportés le 27 mars à Auschwitz. Hélène survit à l’évacuation d’Auschwitz et meurt à Bergen Belsen le 3 novembre. Son journal, préservé par leur femme de ménage, puis recopié par des collègues de son père, est transmis à son fiancé. La famille garde une copie. C’est l’une de ses nièces qui le confie en 2002 au mémorial de la Shoah, avant qu’il ne soit publié en 2008.
Une grande Œuvre littéraire
Le journal n’est pas seulement un document historique, on y découvre toute la vie intérieure d’une jeune fille cultivée, douée pour l’étude des personnalités, pleine de curiosité pour autrui. C’est aussi une femme qui s’interroge sur ses émotions et qui nous offre de magnifiques réflexions sur la découverte du sentiment amoureux et des responsabilités qu’implique l’amour d’autrui. Enfin, contrairement à la famille Frank, les Berr ne choisissent pas la clandestinité et Hélène nous livre également de précieux témoignages sur l’obligation de porter l’étoile jaune, le regard des autres, son sens de la dignité, sa volonté d’agir. Tout comme le reste de sa famille, elle a une conscience de plus en plus claire du danger qui les guette et veut faire de son texte un témoignage pour permettre au monde de comprendre et de ressentir ce que fut l’Occupation non pas théoriquement mais par la transmission du vécu.
Mais résumer un texte de cette importance ne saurait qu’être frustrant, c’est pourquoi je préfère vous présenter un aperçu des éléments qui, sans être exhaustifs, me semblent particulièrement frappants :
- Hélène Berr est une rédactrice fine et réfléchie : sa capacité à analyser et raconter sans emphase les événements et les sentiments qu’ils suscitent donne au texte une richesse et une profondeur admirables.
- Sa personnalité elle-même est impressionnante tant dans la force qui l’anime, son sens de l’éthique ou sa lutte contre elle-même pour être toujours réellement « bonne » envers ceux qui l’entourent. Le lecteur découvre une jeune fille d’une vaillance extraordinaire, capable de trouver de l’humour et de l’espoir dans tout, sans se faire d’illusion. On ne peut sortir de ce livre sans avoir envie de connaître et d’aimer celle qui l’a écrit.
- Enfin, bien que le Journal ait une importance significative comme témoignage historique, je crois qu’il ne faut pas oublier qu’Hélène s’est vue investir du rôle de témoin malgré elle et que, si elle n’a pas refusé cette fonction, elle n’a jamais renoncé à ses désirs personnels. Elle exprime ainsi sa volonté d’être à la hauteur de ses ambitions littéraires, amoureuses, musicales. Son fiancé, ses amis et son rapport à la culture restent toujours ses priorités et donnent au Journal grandeur, beauté et force.
Si c’est un homme, le silence du bourreau : témoignage et méditation
Enfin pour terminer totalement cette session, voici deux œuvres de témoignages que j’ai voulu vous présenter conjointement car elles offrent deux perspectives très différentes.
Si c’est un homme
Des deux œuvres, c’est sans aucun doute Si c’est un homme qui est la plus connue.
Le texte retrace l’expérience de Primo Levi dans l’un des « lager » d’Auschwitz entre 1944 et la libération du camp. Il s’agit d’un récit écrit immédiatement après la guerre, avec une volonté de se remémorer et de témoigner. Le récit est factuel, il retrace ce que l’auteur a vu ou vécu, ce qu’il a pu comprendre, analyser, sans avoir recours à d’autre source que lui-même. C’est, en somme, un « témoignage brut » écrit avec tout l’art de l’écrivain.
Le silence du bourreau
Le silence du bourreau, à l’inverse, est plutôt un « témoignage secondaire » dans le sens où il livre les faits accompagnés d’une réflexion sur la signification qu’ils revêtent pour l’auteur et ce qu’il peut en déduire sur l’homme, la société, la philosophie… François Bizot est un chercheur français spécialiste du Cambodge. Il a été arrêté et détenu pendant 72 jours par celui qui deviendra célèbre sous le nom de Douch comme l’un des principaux bourreaux du système Khmer.
François Bizot avait écrit un premier livre de témoignage Le portail lorsque, par hasard, il avait reconnu les traits de son geôlier lors des procès des khmers rouges. Ce deuxième ouvrage répond à la réaction de Douch, qui a lu le livre, et à la nécessité de l’auteur de repenser cette période déterminante de sa vie. Il revient sur la notion du Mal et la relation entre prisonnier et geôlier qui sont l’objet principal du récit. En effet, la chance de François Bizot a été que Douch avait décidé d’obtenir ses aveux par la persuasion et qu’en fait, c’est lui, François Bizot, qui a réussi à convaincre le geôlier de voir en lui l’homme « semblable » puis de lui faire comprendre son innocence. Mais c’est aussi une expérience très perturbante puisque le bourreau, l’assassin des compagnons de captivité, devient aussi le libérateur.
Des Œuvres complémentaires
Différents dans leur but, leur modalité de narration, leur message, le contexte historique et l’implication des auteurs, les deux livres pourraient être considérés comme complémentaires. Parce qu’ils approfondissent tous les deux la connaissance de soi et la relation à l’existence, ce sont des livres que l’on pourrait qualifier de « lecture nécessaire » dans ce qu’ils nous apportent dans notre conscience de notre statut d’êtres humains.
Et pour finir…
C’est donc sur ces dernières notes un peu philosophiques que nous terminons notre club de lecture sur le roman et l’Histoire. J’espère qu’il aura été pour vous l’occasion de découvrir, vous divertir, vous passionner et surtout de continuer à grandir grâce aux livres.
A bientôt peut-être, pour un autre club de lecture !