Qu’est-ce que le suspens ?
Il y a quelques mois, nous avons réalisé dans le cadre de l’atelier « Du vent souffle sur les mots » une séance pour jouer avec le suspens. En voici un bilan, qui vous donnera je l’espère, de nouvelles idées d’écriture.
Une petite mise au point :
Contrairement à ce que l’on pense parfois, le suspens n’est pas réservé aux formes policières et ce n’est pas non plus une importation de la fiction américaine.
Le terme apparaît en France au XIIIème siècle. A ce moment il désigne la suspension d’une charge (en résumé, un licenciement). Il incorpore l’idée de « perplexité, inquiétude » au XVème siècle. En 1826, Balzac utilise l’expression « tenir en suspens » pour la technique qui consiste à captiver quelqu’un, à tenir en haleine.
Au fil du temps, le « suspens » conserve deux sens principaux :
- L’incertitude, voir l’angoisse en face de l’inconnu, en tout cas l’intérêt pour ce qui va suivre.
- La notion d’arrêt, d’attente, de retard de l’action ou de l’information.
Le suspens dans la littérature en général :
Techniques de suspens :
Penser la notion de suspens comme la capacité à propulser l’intérêt du lecteur vers la suite de l’histoire permet donc d’identifier différentes techniques :
- Attirer l’attention sur un point de l’histoire sans donner toutes les informations et créer un questionnement autour de ces informations manquantes (c’est l’une des techniques du cliffhanger, pour donner envie aux lecteurs/spectateurs de s’attaquer à l’épisode suivant).
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Créer de l’intérêt pour un personnage et le mettre dans une situation incertaine, qui donne envie de savoir comment elle sera résolue. C’est aussi une pratique courante pour les fins de chapitre ou d’épisode.
- Générer de l’intérêt pour l’action, en insistant sur ses enjeux.
- Créer une atmosphère de crainte, annoncer des dangers.
- Retarder des informations ou des actions en le faisant savoir.
- Jouer avec des petites phrases lapidaires et qui donnent vraiment envie d’en savoir plus :
“Quand je l’ai vu revenir, (…) j’ai compris qu’il y avait en lui cette forte suggestion d’un caractère qui accompagne toujours ceux qui sont porteurs d’une histoire, comme ceux qui sont porteurs d’un revolver. Mais je ne fais pas une vaine comparaison littéraire : il avait une histoire et possédait un revolver.” Antonio Muñoz Molina, L’hiver à Lisbonne.
Thématique du suspens
Donc, on peut créer de la tension avec n’importe quel sujet. Il suffit de savoir s’y prendre en soulignant l’enjeu et en dosant les informations :
« J’imagine que l’on peut avoir un personnage qui accomplit un acte simple et intéressant –essayer de repêcher une alliance dans le conduit du lavabo, par exemple- et continuer un paragraphe de cinquante ou soixante lignes sans cesser de retenir l’attention du lecteur. Mais le lecteur n’aime pas être d’un seul coup plongé dans un océan d’informations, de faits compliqués qu’il a de la peine à relier aux personnages concernés, puisqu’il ne les connait pas encore. » Patricia Highsmith, L’art du suspens, mode d’emploi.
Alors, n’hésitez pas. Créez du suspens avec un cadavre ou coquelicot si ça vous dit. Mais veillez à ce que votre lecteur attende les informations.
Une simple affaire d’organisation ?
Si le suspens n’est pas une affaire de thématique, ce n’est pas non plus qu’une histoire d’aménagement. En réalité, il s’agit d’organiser, mais d’organiser quelque chose de spécifique : le questionnement du lecteur, les « comment ?», les « et ensuite ? », les « quand ? » ainsi que les « pourquoi ? ».
“Les romans sont des récits et ceux-ci (…) en tiennent en éveil le public qu’en l’amenant à se poser des questions et en différant les réponses qu’ils y apportent. On peut classer les questions en deux catégories, celles qui ont trait à la causalité (ex : qui est coupable ?) et celles qui ont trait à la temporalité (ex : qu’est-ce qui va arriver maintenant ? )”. David Lodge, L’art de la fiction.
Le suspens est donc, à mon avis, essentiellement un travail de réécriture. Une fois que vous connaissez votre histoire, reprenez votre récit et organisez-le en fonction de son impact sur le lecteur.
Jouer avec les règles du suspens :
Ce n’est pas parce que le support du suspens est le questionnement qu’on doit le respecter à la lettre. Ainsi, Gabriel García Márquez est capable de nous tenir en haleine sur plus de cent pages. Pourtant, dès la première ligne, il nous annonce qui va être tué, par qui et pourquoi :
“Le jour où il allait être abattu, Santiage Nasar s’était levé à cinq heures et demie du matin pour attendre le bateau sur lequel l’évêque arrivait.” Gabriel Garía Márquez, Chroniques d’une mort annoncée.
Ici le suspens ne tient donc plus sur le qui, ni le pourquoi, mais sur le comment et les manières d’y échapper. C’est une question de style, d’audace et d’organisation du récit.
Le suspens dans le policier ou le thriller :
Le genre policier (policier, polar, thriller…) étant basé sur une question ou la résolution d’une énigme, il est normal que le suspens en soit devenu un élément fondamental. On y retrouvera en fait, les mêmes ingrédients. Ils seront néanmoins renforcés par l’utilisation d’un schéma entièrement basé sur le questionnement (l’enquête et la résolution des « pourquoi » et « comment ») ainsi que des thématiques propres à faire monter l’angoisse autour de la situation des personnages (mort, menaces, violence de toutes sortes, tensions psychologiques…).
Notre atelier :
Principe de l’atelier :
Il s’agissait de créer de l’intérêt, voir une angoisse, ainsi que des questionnements à partir d’objets du quotidien. Pour cela, les participants ont écrits des textes à partir de quelques photos (une natte de plage, une toupie…).
Attention, la maîtrise du suspens est avant tout une affaire de réécriture. Donc une fois le texte écrit, il y a eu un temps de relecture pour réorganiser les idées et souligner les questionnements. N’hésitez pas vous aussi à écrire une première fois votre idée d’histoire. Ensuite, retravaillez le récit pour en souligner les attentes et retarder les réponses.
Quelques textes des participants :
Sources :
- Étymologie et lexicographie du mot “suspens” : CNRTL
- Antonio Muñoz Molina, L’hiver à Lisbonne, Paris, 1987, Le Seuil, p. 20, traduction de Philippe Bataillon.
- Patricia Highsmith, L’art du suspens, mode d’emploi, Paris, Presses Pocket, 1988.
- David Lodge, L’art de la fiction, Paris, 1996, Payot et Rivages, coll. Littérature, étrangère
- Gabriel Garía Márquez, Chroniques d’une mort annoncée, Paris, Grasset, 1981.
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