Après avoir parlé de type de romans historiques, la rencontre du jeudi 21 avril nous a permis de nous plonger dans la recherche stylistique que l’on peut trouver ces dernières années autour du roman historique. Tout cela grâce à une question simple : la possibilité de raconter connait-elle des limites dans le roman historique ?
Les limites du roman historique :
Le sujet de notre quatrième rencontre avait de quoi surprendre car, enfin, pourquoi imposerait-on des limites au roman ? Et pourquoi au roman historique plus qu’au reste de la littérature ? Bien que né comme une façon d’explorer l’Histoire, a-t-il jamais prétendu être une leçon d’Histoire ? Certes non, et il suffit pour cela de se rappeler la fameuse réplique de Dumas à un détracteur qui l’accusait de « violer l’Histoire » « Oui, mais je lui fais de beaux enfants. » Pourquoi alors cette remise en cause récurrente qui va parfois jusqu’à remettre en question le droit du roman de traiter l’Histoire ? Pour mieux comprendre, je vous propose de nous intéresser à l’une des dernières polémiques survenue dans les années 2000.
Le contexte de la crise
Les bienveillantes, Jonathan Littell.
Tout commence avec la parution d’un petit nombre de romans portant sur la deuxième guerre mondiale et qui, par le recours à un style et des constructions romanesques novatrices, cherchaient à proposer une nouvelle forme d’expression sur cette période trouble.
En 2006, c’est l’ « effet atomique » des Bienveillantes (Jonathan Littell) qui bouleverse la façon de raconter l’Histoire par l’intégration d’un regard « non respectueux ». En effet, le texte mêle une profonde érudition à la multiplication d’invraisemblances historiques et psychologiques. A la description d’événements bien réels (en particulier le massacre de Babi Yar) se superposent imagination et fantasmes. Pour beaucoup, c’est un premier roman sacrilège. Mais ce n’est rien finalement comparé à la polémique déchaînée trois ans plus tard par le texte de Yannick Haennel, Jan Karski.
Le scandale du Jan Karski.
Le roman retrace le parcours du résistant polonais chargé de transmettre au monde libre l’enfer du ghetto de Varsovie. Il se compose de trois parties aux formes très différentes : la première est un commentaire de de l’interview du véritable Jan Karski réalisée en 1985 par Claude Lanzmann pour la préparation de son film Shoah. Haennel analyse et commente les réactions (réelles) de l’ancien résistant polonais mais surtout il les interprète pour configurer peu à peu un personnage romanesque. Dans une deuxième partie, l’auteur résume et réécrit le livre témoignage du véritable Karski sur son rôle de messager du ghetto de Varsovie. Enfin dans une troisième partie, l’auteur se met littéralement dans la tête de son protagoniste pour donner sa perception des événements après la victoire des alliés.
Facile à lire, le roman a tout de suite été placé sous le feu des critiques, surtout après la réaction virulente du réalisateur Claude Lanzmann. Car, en dehors du fait que les deux premières parties sont essentiellement des réutilisations de documents existants, à peine modifiées par la narration, le texte oscille perpétuellement entre commentaire et fiction, comme une sorte de piège pour le lecteur. Tout le texte, en effet, est présenté comme véridique alors que les opinions énoncées sont uniquement celles de l’auteur. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer la narration de la rencontre avec Roosevelt telle qu’elle a été rédigée par Karski lui-même dans ses mémoires et celle proposée par Haennel. Si Haennel donne une vision d’un président des Etats Unis plus occupé par son whisky et les jambes de sa secrétaire que par l’émissaire polonais, Karski, au contraire, a souligné l’intérêt qui lui a été porté. Pourtant, seule une petite annotation en marge du roman précise que la III ème partie correspond à une fiction inventée par l’auteur.
La position surplombante qu’adopte Yannick Haenel sur le sujet est intellectuellement paresseuse et éthiquement contestable.
Annette Wieviorka
On comprend alors pourquoi, en dehors de ses très relatives qualités littéraires, le texte a suscité autant d’émotion. Considéré comme une trahison de personnage historique, comme une duperie littéraire adepte de la théorie du complot, il irrite autant qu’il dérange. Mais surtout il ré-ouvre une polémique récurrente sur la possibilité d’écrire autre chose que du témoignage lorsqu’il s’agit de la Shoah.
Auschwitz nie toute littérature, comme il nie tous les systèmes, toutes les doctrines ; l’enfermer dans une philosophie, c’est le restreindre, le remplacer par des mots, n’importe lesquels, c’est le dénaturer. La littérature de l’Holocauste? Le terme est un contresens.
Elie Wiesel
Autour de la polémique :
L’intérêt d’une telle polémique réside moins dans les arguments échangés que dans ce que le ressenti des intervenants nous enseigne sur la perception du roman. Dans ce cas précis, on peut en tirer un certain nombre de conclusions qui nous aide à affiner notre regard critique :
- La première question qui se pose (et qui a aussitôt été soulevée par le groupe lors de notre rencontre) est sans doute : s’il s’agissait d’une autre période de l’Histoire, aurait-il eu scandale ? Sûrement non, ou alors il y en aurait tous les jours depuis la naissance du roman historique ! La polémique montre donc la relation ambiguë de notre société à la mémoire, et plus particulièrement à la conservation de la mémoire de cette période. La plupart des gens ignorent presque tous les multiples événements mais ne supportent pas qu’on puisse s’en inspirer pour écrire de la fiction. Cela nous amène donc à nous interroger sur la perception générale du roman historique : jusqu’à quel point le public le tient-il pour un vecteur d’information ? Jusqu’à quel point accepte-t-on la part d’imagination dans la littérature ? Jusqu’à quel point accepte-t-on que l’écrivain, voulant faire de son texte un « objet littéraire » choisisse de transformer le réel ?
-
Un deuxième élément que révèle cette polémique est le changement radical dans le positionnement des auteurs face au fait historique lorsqu’il s’agit de la Deuxième Guerre Mondiale. Ces romans publiés à partir des années 2000 sont l’œuvre de romanciers d’une même génération, qui contrairement aux auteurs antérieurs, n’ont pas connu la guerre… Ce sont des auteurs qui ont vécu dans un monde sûr et qui trouvent dans l’évocation de la guerre des possibilités d’héroïsme et de questionnement personnel. Leur implication face à ce qu’ils racontent en est donc renforcée : ils projettent leurs espoirs et leurs doutes sur eux-mêmes à l’intérieur de leurs personnages. Cela explique l’importante personnalisation soit des événements racontés soit de la façon de raconter. Le succès de tels écrits montrent qu’il s’agit sans aucun doute d’une interrogation partagée par nombre de lecteurs.
Faire de l’histoire consiste à lancer des passerelles entre le passé et le présent, à observer les deux rives et à être actif de part et d’autres. Bernhard Schlink
- Enfin, la polémique révèle aussi un changement de positionnement des auteurs vis-à-vis de l’événement historique. Ils ne sont plus des témoins directs mais ils se sentent responsables de ce qui reste des détails auxquels ils ont eu accès. Leur engagement change : ils sont conscients que leur positionnement au moment de l’écriture va influencer leur manière d’écrire et certains n’hésitent pas à en jouer pour partager avec le lecteur leurs émotions face à l’événement raconté. L’aspect littéraire en sort grandi. D’une part, les auteurs ont conscience que le roman permet de VIVRE réellement l’événement alors que l’Histoire ne fait que l’exposer et l’expliquer et, d’autre part, parce que n’ayant plus la légitimité du témoin, il leur revient de construire un récit qui attire autant par ses qualités stylistiques que par l’événement auquel il fait référence.
De nouvelles façons d’écrire l’Histoire
Ainsi, on voit apparaître une véritable recherche littéraire qui va déboucher sur l’apparition de procédés stylistiques récurrents, caractéristiques d’une nouvelle façon de « dire » le roman historique :
- intégration du romancier : il parle directement au lecteur, il présente ses recherches et son rapport à la période représentée.
- La fascination qu’exerce l’événement historique est souligné : le romancier décrit son désir de le vivre, de le comprendre.
- Indication d’une relation personnelle à la période : l’auteur justifie sa narration par un accès privilégié à l’évènement, que ce soit grâce à des témoins qui lui ont parlé, ou par ses recherches, ses rencontres.
- Utilisation d’une pseudo mémoire, collective ou individuelle, qui peut être inventée ou seulement transformée, et qui devient une sorte de patrimoine légué au lecteur.
- Intégration dans la narration d’ « objets » historiques, journaux, éléments d’archives, photos, textes d’exposition, de livres Historiques qui sont insérés dans le texte, par citation ou par allusion et qui souvent servent de relais, d’enclencheurs de la narration ou encore de garantie d’authenticité.
Il reste donc à savoir si cette évolution stylistique va perdurer ou n’être qu’une mode éphémère. En attendant de voir comment l’avenir résoudra la question, je vous propose deux romans passionnants qui intègrent ses innovations tout en proposant des histoires, des personnages et une vision du monde remarquables.
HHhH, 2009, Laurent Binet
Voilà un roman qui m’a fasciné. HHhH c’est une expression des SS pour parler de Reinhard Heydrich, l’un des chefs de la gestapo qui a aussi été appelé le bourreau de Prague. Et cet homme a été tué dans un attentat mené par deux parachutistes tchécoslovaques envoyés de Londres. C’est un fait historique, on le connait depuis le début, tout comme on sait la fin des résistants qui, après plusieurs semaines de fuites seront cernés par la Gestapo et se suicideront pour éviter de se rendre.
De ce fait, on ne peut qu’être admiratif de l’art de l’auteur qui malgré cette fin annoncée arrive à nous faire vivre une véritable aventure de guerre à ceci près qu’à la narration du fait historique s’ajoute celle du combat de l’auteur pour mener à bien son récit. En effet, la trame est double. En plus de celle de l’assassinat d’Heydrich, les recherches et le travail d’écriture sont présentés comme une autre intrigue tout aussi passionnante, pleine d’humour, d’autodérision et de réflexion pour comprendre ce qu’implique écrire sur l’Histoire récente. A mon avis un véritable tour de force qui ne peut qu’enrichir le lecteur.
Dans la grande nuit des temps.
La noche de los tiempos (Dans la grande nuit des temps) s’ouvre en 1936 sur l’arrivée aux Etats Unis d’Ignacio Abel, un architecte républicain qui fuit la guerre civile. Durant les quelques heures de trajet en train qui l’amène à sa nouvelle vie, Ignacio Abel se remémore les mois qui ont changé son existence. La rencontre avec une touriste américaine, Judith, et l’aventure aussi passionnée qu’inespérée qui en a découlé, se mêlent à la narration des derniers mois d’avant le coup d’état et des premiers moments du conflit. L’une des originalités du texte réside dans la volonté de rendre justice aux oubliés de la narration de la guerre civile : les pacificateurs qu’ils soient des personnages publiques ou des anonymes. Comme dans HHhH, la recherche stylistique pour faire partager au lecteur la fascination envers une période révolue donne au texte une dimension nouvelle, comme un jeu de piste pour le lecteur. Invention et authenticité des sources se mêlent pour proposer une vision du monde et une réflexion ouverte sur l’actualité. Sans aucun doute, il s’agit d’une œuvre majeure de la littérature contemporaine, autant du point de vue de la recherche esthétique que de la représentation du monde ou du plaisir de la lecture : un livre protéiforme qui peut se découvrir de multiples façons.
Et vous? que pensez-vous de cette autre façon de raconter? Vous attire-t-elle? Croyez-vous qu’elle va perdurer?
Pensez-vous à d‘autres livres du même style? Dites-nous tout !
Et n’oubliez pas, prochain rendez-vous du club de lecture jeudi 12 mai, Histoire et mémoire: le roman du passé immédiat.