Qu’est-ce donc que « le roman du passé immédiat » ?
Voici un nouveau thème pour un autre regard, particulièrement fécond, sur le roman historique. Pourtant, et c’est la première question à se poser, qu’entend-on par roman du passé immédiat et est-ce bien du roman historique ?
Une (petite) définition
Rappelez-vous, il y a quelques mois nous avions rapporté une définition du roman historique, assez simple mais très efficace : un roman historique fait se dérouler une intrigue dans un temps antérieur à celui de la vie de l’auteur (et donc de son lecteur contemporain). Aussi notre thématique nous rapproche une nouvelle fois des frontières du genre, puisque lors de cette séance de mai, nous nous sommes penchés sur des romans qui, tous, retracent des moments contemporains de la vie de l’auteur. Cependant, ce sont des moments qui sont immédiatement perçus comme des événements historiques, par la société en général ou par l’auteur lui-même. Tous ces romans proposent une vision de l’événement à la fois personnelle et très précise, un regard passionnant.
Quelques éléments clés
Pour mieux cerner le « roman du passé immédiat », voici trois de ses principales caractéristiques :
- Leurs auteurs ont conscience que la mémoire collective et l’Histoire effacent les expériences individuelles. Face à la simplification inévitable du souvenir collectif, ils cherchent à immortaliser l’événement dans tous ses aspects, du grandiose au quotidien, du fait qui restera dans les annales à la couleur de la boue, l’odeur des repas, les héroïsmes cachés et les indignités oubliées.
- Par voie de conséquence, ces mêmes auteurs privilégient leur expérience, leur vérité face à ce que les statistiques, les médias ou les livres d’Histoires décideront de se souvenir. Ils peuvent donc offrir une vision partiale, voire partisane. Selon les talents de l’auteur, son œuvre tendra à l’universelle ou ne restera qu’un témoignage de parti pris.
- Les romans du passé immédiat ne sont pas des témoignages. Ils s’en différencient par le fait qu’ils se basent toujours sur une mise en fiction de l’expérience de l’auteur et une recherche stylistique pour construire une ou des histoires. C’est ainsi que l’on retrouve à chaque fois des « aventures », celles de personnages qui, à l’intérieur de moment historique, vivent leurs vies, avec leurs relations amoureuses, leurs questionnements, leurs tentations…
Mais alors… sont-ils bien des romans historiques ?
En définitive ce sont des romans à la croisée de deux genres, le roman historique « pur », d’une part, qui utilise l’émotion et le vécu du personnage individuel pour nous faire découvrir une époque révolue. D’autre part, on pourra également y voir une ressemblance avec les fictions du réel (par exemple les romans d’Annie Ernaux) sauf qu’ils ne traitent pas de changements sociaux mais réellement des événements qui marquent la chronologie historique.
Il convient de noter qu’à l’origine, une telle différenciation n’existait pas, bien au contraire. Les exemples sont multiples, tel Balzac qui, dans la Comédie Humaine, s’empare d’événements qui lui sont contemporains ou Hugo dans les Misérables et Stendhal dans la Chartreuse de Parme qui offrent tous deux une vision de la bataille de Waterloo (Waterloo vu par Victor Hugo, extrait en pdf, Waterloo vu par Stendhal, extrait en pdf). En Espagne également, Benito Pérez Galdos, avec ses Épisodes Nationaux et ses « romans contemporains » prétendait faire du roman historique en découvrant les rouages, présents ou passés, de la société espagnole.
La distinction roman historique/ roman du passé immédiat n’est finalement qu’un classement « post-production », utile avant tout à la critique. Quoique… elle nous sert bien aussi pour organiser la présentation de la thématique et vous proposer d’aiguiser votre regard sur l’Histoire en (re)découvrant des œuvres fascinantes
Trois lectures :
Voici donc trois œuvres pour s’immerger avec bonheur dans cette nouvelle page du roman historique. Trois livres très différents, tant par leur thématique, leur style et leur origine, pour que chacun trouve celui qui lui plaira: Suite Française, Fin de mission, Ru.
Suite Française, Irène Némirovsky, 2004 pour la publication, écrit entre 1941 et 1942.
Roman posthume, inachevé, publié plus de soixante ans après son écriture, Suite française nous entraîne dans les méandres de l’exode de juin 1940 et des premiers temps de l’occupation. Il était conçu à l’origine pour se dérouler en cinq parties, mais l’auteur, déportée, n’a pas pu le terminer. Il reste que le lecteur se laisse facilement prendre par cette écriture incisive qui nous entraîne à la fois dans une aventure et un regard sur nous-même. Les deux parties existantes, qui peuvent d’abord sembler très différentes, sont en réalité liées par un subtil réseau d’échos, de réapparition de personnages et de lieux. Irène Némirovsky a en effet globalement pensé son œuvre comme une analyse de la société française en crise et une volonté de la comprendre et de l’éclairer :
« Mon Dieu ! que me fait ce pays ? Puisqu’il me rejette, considérons-le froidement, regardons-le perdre son honneur, et sa vie. Et les autres, que me sont-ils ? Les Empires meurent. Rien n’a d’importance. Si on le regarde du point de vue mystique ou du point de vue personnel, c’est tout un. Conservons une tête froide. Durcissons-nous le cœur. Attendons. »
Irène Némirovsky, Notes manuscrites sur l’état de la France et son projet Suite française, relevées dans son cahier.
Un résumé:
Le roman s’ouvre avec « Tempête en juin » qui raconte l’exode de juin 1940. La deuxième partie « Dolce »est centrée sur l’occupation entre 41 et 42 d’un village du centre de la France, avec les relations entre soldats allemands et civils français et les positionnements des français à l’intérieur du village. Dans « Tempête en juin », l’auteur utilise une succession de chapitres pour raconter l’exode à travers différents personnages. Tous sont jetés sur les routes et leurs réactions viennent petit à petit configurer des êtres attachants ou repoussants, que l’on a envie de moquer ou d’admirer. Le style quant à lui, peut être très tendre ou très acide, et ainsi l’auteur réussi à nous transmettre, pèle-mêle, comme pris dans le flot de voyageurs, la panique, l’opportunisme, l’orgueil, le comique et le tragique, les doutes, les certitudes, l’égoïsme et l’altruisme qui tournoient tous ensemble…
A l’inverse, « Dolce » est composé dans une écriture plus linéaire, pour raconter comment la famille Angellier (dont le maître de maison a été fait prisonnier) doit recevoir un officier allemand. Si la narration englobe tout le village, elle reste surtout centrée sur relation entre Lucile (la femme du prisonnier) et l’officier allemand. Ainsi transparaît peu à peu l’évolution de la population, avec chez certains, les habitudes et les sentiments qui prennent peu à peu le pas sur les idéaux, tandis que pour d’autres, ce sont les idéaux qui deviennent plus forts que tout.
Un avis personnel
Le regard porté sur les événements est sans concession, l’auteur traque tous les petites indélicatesses, les peurs mais aussi les bontés, les affections. Ce qui me plait particulièrement dans ce texte c’est que l’individu prime, il n’y a aucun manichéisme, pas d’idée de mission, mais un tranquille et passionné réquisitoire pour le droit à l’existence, aux choix individuels. Les scènes de vie l’emportent sur le journal de guerre. Ce qui reste et ce qui compte, annote Irène Némirovsky dans son cahier d’écriture, c’est la vie quotidienne et la vie intérieure des êtres.
C’est, je le crois vraiment, un livre magnifique, écrit dans une langue ciselée. En plus des péripéties des personnages qui vous captiveront, c’est une œuvre incontournable pour toute personne s’intéressant à la seconde guerre mondiale mais aussi pour tous ceux qui savent qu’avec la bonne littérature, nous pouvons mieux comprendre le monde et la personne humaine.
Fin de mission, Phil Klay, 2014 (2015 pour la traduction)
Petite précision tout d’abord, il ne s’agit pas d’un roman mais d’un recueil de nouvelles écrites par un vétéran des marines qui a servi en Irak entre 2007 et 2008. Les textes ont été pour la plupart rédigés dans des ateliers d’écriture pour vétérans, et ils possèdent une force et une individualisation des situations remarquables. Le choix des intrigues permet de voir différentes facettes de l’armée américaine, sur les fronts d’Irak et Afghanistan.
Dans chaque nouvelle, le narrateur s’intéresse avant tout aux anecdotes avec tous les petits détails de la vie quotidienne ainsi qu’aux missions, par forcément connues en haut lieu, qui perturbent les soldats. On y découvre les côtés absurdes, les échecs, les amitiés incongrues et les haines plus incongrues encore. Vous n’y trouverez pas de considération sur les stratégies ou les avancées de la guerre, pas non plus de longs discours sur sa légitimité, même si cette question est souvent abordée par les personnages. Les nouvelles parlent de la guerre mais aussi des permissions, de la difficulté du retour, des souvenirs. L’auteur reste très loin des clichés. Ce que nous montre Phil Klay, c’est l’individu aux prises avec le chaos et la tentative de chacun des personnages pour comprendre ce qui lui arrive et y survivre. Pour moi, j’ai été particulièrement touchée par « Prière dans la fournaise », nouvelle dans laquelle un aumônier chargé d’accompagner un régiment se trouve totalement démuni face à des soldats qui perdent leur résistance psychique. Sans doute, je ne serai pas aussi dithyrambique que la quatrième de couverture qui parle de « ce qu’on a écrit de meilleur à ce jour sur ce que la guerre fait à l’âme humaine », mais c’est un ensemble agréable à lire et qui vous fera voir les soldats sous un jour bien différent de la plupart des films et romans de guerre.
Ru, Kim Thúy, 2009
Court et saisissant, Ru est considéré comme un roman même s’il procède d’une écriture particulière : le fragment. En tout petits chapitres, parfois même d’un seul paragraphe, il reprend de façon romancée et poétique l’exil d’une famille vietnamienne au Québec puis la relation de l’héroïne avec ses deux pays.
Raconté par une narratrice en première personne, le roman (l’auteur comme l’éditeur insistent sur le terme malgré les ressemblances avec la vie de Kim Thúy) nous plonge dans les souvenirs d’une fillette puis d’une jeune femme qui a fui son pays comme boat people. Les fragments donnent des visions successives de sa vie et permettent de la suivre dans son parcours, depuis Saigon jusqu’à la fuite en bateau, le passage par le camp en Malaisie puis le choc de l’arrivée au Canada (la neige, la nourriture, la langue, les vêtements, les personnes qui les ont accueillis…) Les souvenirs se poursuivent jusqu’au moment de l’écriture, évoquant son retour pour quelques années au Vietnam, des amants, ses fils… Hommage à la fois à son pays d’origine et son pays d’adoption, le texte est aussi une proclamation d’amour à la vie et un regard sur le monde particulièrement instructif.
Pourtant, ce qui reste sans doute le plus marquant dans cette œuvre, c’est l’écriture poétique. Chaque détail prend une dimension émotionnelle. Tout mot est générateur de sens, d’images, de sensations. Chaque référence est à la fois, précise, évocatrice et accessible à l’universel. Les objets servent de repère pour son parcours mais l’écriture révèle surtout la force de la personnalité et un regard sur le monde à la fois compréhensif, tendre et amère, sans illusion mais sans pessimisme non plus.
Dans le fond, c’est un livre qui résiste au résumé, un livre à découvrir, pour le plaisir d’une lecture enrichissante et délicate qui, dans notre actualité où les migrations font polémiques, peut offrir une prise de recul salutaire.
D’autres lectures?
Beaucoup de romanciers touchés par des événements dont ils ont été les témoins ont choisi de les transmettre par la fiction. Les exemples sont nombreux, en voici quelques un, n’hésitez pas à nous en donner d’autres exemples.
Les raisins de la colère, John Steinbeck (exode rural et grande dépression dans années 30 en Californie)
A feu et à sang, Manuel Chavez Nogales (4 nouvelles de la guerre civile espagnole)
Le peintre des batailles, Arturo Pérez Reverte (sur l’expérience de journaliste de guerre de l’auteur)
Une saison blanche et sèche, André Brink
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee
Pour qui sonne le glas, Hemingway (attention, la vision de l’Espagne et des espagnols est très partiale, marqués par les mythes hérités du romantisme).
Et n’oubliez pas, prochain rendez-vous du club de lecture 23 juin: D’autres façons de raconter l’Histoire.
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